Debout: Cdt Royo, Cdt Robert, Cdt de division inconnu. Assis: Cdt Mateo.

Debout: Cdt Royo, Cdt Robert, Cdt de division inconnu. Assis: Cdt Mateo.

Parmi les historiens de la Résistance des guérilleros en France (1941-1944) et de la lutte armée anti-franquiste en Espagne, il est généralement admis que la question des éliminations reste taboue1. Quelques rares auteurs ont néanmoins consacré un chapitre à ce phénomène, mais sans le déchiffrer entièrement. Exhumer et réhabiliter les victimes du stalinisme risque de ternir l'image du PCE et des guérillas qu'il régenta. C'est précisément l'impasse que des historiens veulent éviter, du fait que la mémoire de cette épopée est instrumentalisée sans relâche par diverses plate-formes politiques.

Une telle réticence à l'égard des éliminations fait obstacle à la recherche. Comment pourrait-on faire l'économie d'une étude sérieuse sur ces meurtres, quand chacun d'eux jalonne une lutte de pouvoir inéluctablement assortie de falsifications ? L'insidieux poison de ces tromperies imprègne les sources documentaires du PCE ouvertes aux historiens. C'est pour cette raison que trop d'ouvrages regorgent d'erreurs et de fausses interprétations.

Les déclarations des anciens guérilleros sont majoritairement fiables, hormis quand ceux-ci furent encadrés dans des organisations étroitement contrôlées par les staliniens. La Agrupacion Guerrillera de Levante (A.G.L.) en est le meilleur exemple. Cette guérilla emblématique fut créée, au cours des années 1945-1946, par un noyau de 25 hommes dirigé par Juan Delicado. En novembre 1946, celui-ci fut torturé et assassiné par des affidés de Carrillo qui revêtirent aussitôt ses dépouilles. C'est à dire qu'ils s'attribuèrent frauduleusement l'entière création de l'AGL en falsifiant ses origines avec la complicité intéressée de la Direction du PCE. Une fois placée sous la coupe de Carrillo, cette guérilla fut le théâtre de nombreuses éliminations jusqu'à son extinction en 1952. Par conséquent, il n'est pas surprenant que les documents qui se rattachent à l'AGL soient des plus pervertis. Crimes politiques et falsifications sont étroitement liés.

Dans la réédition augmentée de son livre, Mas alla de la utopia (2002)2, l'historienne Fernanda Romeu préconise l'analyse sémantique des rapports de l'AGL par un spécialiste « Pour retrouver enfin les circonstances politiques réelles qui régissaient cette lutte ». Étant donné que des historiens hésitent encore à disséquer ces textes, les voici obligés d'opérer dans le flou. Afin de se mouvoir dans cet imbroglio en évitant tout impair préjudiciable à leur notoriété, ils se font piloter par d'anciens guérilleros. Ce qui dans le cadre de l'AGL ne fait qu'accentuer la duperie, parce que des survivants comme Grande et Montorio furent du nombre des bourreaux falsificateurs. Souvent, il s'accomplit une osmose entre le vieux guérillero et l'historien. Usant de son prestige d'ancien combattant anti-franquiste et d'observateur attitré de cet obscur passé, le guérillero cautionne ostensiblement3 le travail de l'historien. En contrepartie ce dernier lui confère le statut de Grand témoin en le citant de façon élogieuse et renouvelée dans ses livres. Dorénavant, tous les auteurs en quête de crédibilité feront appel aux services de ce mentor transfiguré et incontournable, sans jamais oser vérifier ses déclarations.

En 2000, au moment d'entamer nos recherches sur la disparition de Juan Delicado dans le Levant espagnol, Ange Alvarez m'avait prévenu : « Retrouver la mémoire de ton père ne fera plaisir à personne et dérangera beaucoup de gens. Nous devrons affronter une multitude d'adversaires et parfois de véritables ennemis. Cette affaire provoquera un malaise dans les milieux de la Résistance en France et de la Guérilla en Espagne. La remise en question du travail de certains historiens nous attirera leur inimitié... ». C'est ce qui est arrivé et bien pire encore4.

Les rudes épreuves que nous dûmes surmonter outre Pyrénées, lors de notre enquête sur l'assassinat de Delicado, nous ont incité à élargir et approfondir nos recherches. Par suite nous avons acquis de solides connaissances sur le thème des éliminations, ainsi que la faculté de détecter les impostures.

Le cas de Royo5 s'est présenté en 2004, lors du jumelage de Prayols avec Santa Cruz de Moya6. Au cours d'une conversation qui réunissait plusieurs personnes, notre ami José Maria Flor demanda au commandant Robert7 ce qu'il pensait de l'élimination de Royo, un vétéran de la Résistance française assassiné à Valencia, par ordre du PCE, en 1945. La réaction de Robert fut instantanée, sans dissimuler sa haine il porta des accusations extravagantes contre la victime.

Nous avons véritablement pris ce dossier en charge en 2008, quand nous avons rencontré Virginie Cluzel, la veuve de Royo. Celle-ci voulait absolument savoir pourquoi son mari avait été assassiné, et dans quelles circonstances. Attendu les nombreuses analogies que nous relevions entre l'affaire de Juan Delicado et celle de Royo, nous avons décidé de vérifier si les processus de leur élimination physique et morale étaient identiques. Notre objectif étant d'étudier la possibilité de modéliser ce phénomène, ou du moins d'en établir les principales caractéristiques.

Pour atteindre ce but nous avons choisi de créer une aire d'observation, de telle sorte qu'il faut considérer cet ouvrage comme le champ interactif d'une expérience qui s'articule en trois étapes, que nous présentons en autant de parties :

Première partie

Examen des accusations portées contre Royo

Elle est essentiellement constituée d'un texte ouvrant le débat sur l'élimination de Royo, que nous avions adressé à nos correspondants ariégeois en 2010. Cette analyse, que nous espérons conforme aux lois de la logique, enchaîne ses raisonnements sur plusieurs paramètres. Malgré la diversité des angles d'attaque que nous avons utilisés, nulle note discordante n'est venue desservir nos hypothèses ci-après :

1/ Royo a dirigé en première ligne les combats de la Libération de Foix et de l'Ariège.

2/ Il n'a pas trahi ses camarades en Espagne.

3/ Il a été victime d'une élimination politique motivée par le concept de trahison généralisée institué par Carrillo dès le début de 1945.

Deuxième partie

Vérification de nos analyses à l'aide de nouveaux documents

Notre courrier ayant suscité l'intérêt des proches parents de Royo et de nos correspondants ariégeois, ceux-ci ont fourni de nombreux renseignements permettant d'intensifier les recherches. Des matériaux nouvellement collectés, témoignages, journaux d'époque et archives ont renforcé nos précédentes déductions. Nous avons alors parachevé l'enquête en adjoignant un nouveau chapitre au premier texte, afin de donner corps à une brochure parue en novembre 2011 : Royo le guérillero éliminé. Ce petit volume (40 pages) organisé en deux parties figure dans son intégralité au tout début du présent ouvrage.

Troisième partie

Les gardiens du temple et la fabrication du Grand témoin

Forts des enseignements tirés de nos mésaventures en Espagne, nous savions que notre brochure allait déranger les tenants d'une histoire officialisée et convenue de la Libération de l'Ariège. C'est pourquoi nous avions prévu en amont de rééditer Royo le guérillero éliminé en l'augmentant d'un troisième volet. Celui-ci étant destiné à décortiquer les réfutations des contestataires de tous crins qui ne tarderaient pas à se manifester8. Soucieux de ne pas perturber ce champ d'observation, nous n'en avons pas révélé le projet aux lecteurs. Il est évident qu'en connaissance de cause les mécontents ne se seraient pas spontanément manifestés. Du moins pas avec autant de naturel que le dernier intervenant, lequel a publié en 2015 un texte diffamatoire contre Royo afin de le discréditer définitivement. L'aveuglement de cet universitaire est un modèle du genre qui nous permet de couronner cette expérience.

Ce chapitre est essentiel, il permet de mesurer l'inconséquence de ceux qui aujourd'hui instrumentalisent un théâtre d'ombres, bricolé et entretenu par les héritiers du stalinisme. D'autres utilisateurs de cette mémoire, sans être sectaires eux même, se prêtent à ce jeu par facilité. La complicité s'étend aux historiens organiques et parfois au-delà. Quelle confiance peut-on accorder à des acteurs socioculturels et politiques qui, consciemment, fondent à présent leur discours sur une histoire trompeuse ?

La plupart du temps, histoire et engagements politiques se confondent. Les documents sont rarement des matériaux fiables ou irréprochables. Ce sont des constructions au service des pouvoirs et idéologies (déterminismes politiques ou religieux) qui les ont fait naître en spéculant sur l'avenir. La mémoire, sous toutes ses formes (orale, écrite, mentale, culturelle), nécessite une analyse lucide et systématique si l'on veut se soustraire au diktat des sources. L'histoire doit être une matière pensable – un objet de savoir […] et rester contrôlée par le plus grand nombre9.

La grossière maladresse des vieux mensonges que nous avons démasqués est déconcertante. Le sentiment d'impunité qu'éprouvaient les auteurs de ces manipulations, à l'égard de toute critique extérieure au parti, s'explique par le contrôle absolu que la Direction exerçait sur l'appareil, ses militants et ses secrets. De nos jours où la communication est reine, où tout finit par se savoir, les falsificateurs invétérés devraient faire preuve de beaucoup plus de retenue que leurs prédécesseurs ; nous verrons dans cet ouvrage qu'il n'en est rien. Nous verrons aussi comment peu à peu se fabrique un Grand témoin et le mythe qui s'y attache.

Cette troisième et dernière partie de notre étude, sur le meurtre de Pascual Gimeno, fait suite à la transcription intégrale de notre brochure Royo le guérillero éliminé qui se trouve dans les prochaines pages.

1 Yusta, Mercedes, « ¿”Miseria de la teoría”? La historiografía de la guerrilla antifranquista, en busca de un marco teórico », in Ignacio Peiro, Carmen Frias (ed.), Políticas del pasado y narrativas de la nación en la España contemporanea, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2016, pp. 119-144.

Page 142 : Como en el tema de las liquidaciones, se trata de uno de los grandes tabus de la historiografia de la resistencia.

2 Romeu Alfaro, Fernanda. Mas alla de la utopia : Agrupacion Guerrillera de Levante, Ediciones de la Universidad, Cuenca 2002, page 14.

3 Aux yeux (ostensiblement) des dogmatiques et d'un large public, le témoignage d'un ancien guérillero ou résistant est décisif, irréfutable. Certains livres sont de simples recueils de témoignages bruts sur fond de propagande.

4Ange Alvarez, Ivan et Roland Delicado. Guérilla antifranquiste du levant. Nîmes, Ardeo Résistances, 2014.

5Royo (Pascual Gimeno Rufino) ancien commandant en chef de la 3ème brigade de guérilleros de l'Ariège qu'il dirigea pendant les combats de la Libération. Passé en Espagne en octobre 1944, il fut aussitôt détenu par les franquistes. Interné à Barcelone puis libéré, Royo fut liquidé sur ordre du PCE le 23 juillet 1945.

6Prayols (Ariège), Santa Cruz de Moya (Cuenca en Espagne). Chacune de ces deux communes recense un monument élevé à la mémoire des guérilleros qui luttèrent pour la liberté sur plusieurs fronts. Toutes les année, elles organisent des rencontres autour de cette thématique.

7Commandant Robert (José Antonio Alonso) ancien chef d'état major de la 3ème B. de guérilleros de l'Ariège, principal détracteur de Royo.

8Nous faisons ici la différence entre un intervenant de bonne foi qui apporterait des faits nouveaux ou une analyse plus serrée à l'encontre de nos déductions et un protestataire exclusivement partisan au raisonnement bancal.

9Le Goff, Jacques. Histoire et mémoire, éd. Gallimard, 1988, page 222.

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